RDC. J.-B. Malenge : » La communication sauvera l’Afrique par la parole bien distribuée comme lieu de ce rapport entre soi-même et autrui «
Nous abordons la 2ème et dernière partie de l’interview que ce prêtre catholique de la RDC nous a accordée axée sur la « philosophie de la communication ». Découvrons toute la richesse de sa pensée.
Les Coulisses : Vous soutenez que la parole serait la solution aux maux dont souffre l’Afrique. Cette parole est-elle à la merci de tous ou otage d’une classe ? Ne faut-il pas commencer par sauver la parole ? Si oui, comment la sauver ?
Jean-Baptiste Malenge. : Exactement. Il faut sauver la parole. Elle est le propre de l’humain. Elle est accessible à tous dès le berceau. Une mère suit quasi instinctivement la croissance de l’enfant qu’elle initie à la « langue maternelle ». La maman décèlera le retard dans l’usage de la parole par son « bébé ». Peut-être que celui-ci porte des défauts anatomiques, la mère s’en apercevra. Ainsi commence l’initiation qui fait l’humain.
Mais très souvent, la parole (publique) est mal distribuée. Elle est l’otage d’une caste. Cette caste peut être le pouvoir politique ou autre. La caste des professionnels des médias, par exemple, n’échappe pas toujours à la tentation de monopoliser la parole, de l’accaparer. Et parfois, sous prétexte ou volonté d’intérêt bien légitime de la corporation, on entretient un embargo contre le bien commun, contre la société que l’on entend servir. Les médias deviennent leur propre centre d’intérêt au mépris de toute éthique et toute déontologie.
Je dois aussi reconnaître cette parole confisquée par les intellectuels en général. Beaucoup en sont même arrivés à se convaincre que la parole n’a de poids que si elle est proférée par un intellectuel et même en langue étrangère. Le culte des titres et des diplômes est aussi un signe du complexe d’infériorité. La société africaine accorde plus d’autorité à la parole d’un universitaire même si celle-ci manque toute prise sur la réalité. C’est pourquoi le discours scientifique, désincarné, ne change rien à notre précarité matérielle voire anthropologique. Il se contente d’imiter, de reproduire des clichés.
Non, les maîtres de la parole sont peut-être les sages de nos villages, analphabètes mais orateurs talentueux dans leur langue maternelle. Nous avons beaucoup à apprendre d’eux non seulement en matière de beauté du verbe, de technique de style mais aussi d’éthique, de morale dans l’usage d’une parole responsable, soumise à la vérité et au bien de la société.
Mais parfois aussi, personne ne semble vouloir prendre la parole. Les possibilités sont là, mais personne ne peut parler, surtout pas en son nom propre. Le numérique nous donne, par exemple, la liberté de créer des sites internet pour parler de l’Afrique. Mais de quel poids des Africains estiment-ils que leur parole pèse s’ils n’ont pas obtenu la caution de la « communauté internationale » ? C’est une lourde responsabilité que de prendre la parole, que de parler en son nom. On préfère le bavardage, c’est-à-dire cette parole insignifiante, distrayante, qui n’engage à rien, qui n’engage personne dans sa responsabilité historique.
L.C. : Père, depuis vous prêchez la philosophie de la communication. Sur quoi repose cette philosophie ? A la question « Les Africains communiquent-ils ? », vous répondez que les réponses sont inachevées. Pourquoi et comment ?
J.-B. M. : J’ai défendu une thèse de doctorat en philosophie à l’Université Catholique de Louvain en 2002. La recherche universitaire et les enseignements que je dispense à l’Université De Mazenod et à l’Université Omnia Omnibus de Kinshasa m’ont fait découvrir que la question essentielle de la philosophie africaine se résoudra dans la philosophie de la communication. C’est pourquoi ma thèse de doctorat, parue aux éditions Baobab de Kinshasa puis aux éditions L’Harmattan de Paris, porte comme titre : « Philosophie africaine, philosophie de la communication. L’universel au cœur du particulier ». La « philosophie africaine » est un concept disputé depuis le missionnaire belge Placide Tempels, qui a publié en 1945 à Elisabethville (Lubumbashi) le livre intitulé « Philosophie bantoue ». Alors que la colonisation soutenait l’infériorité du Négro-africain comme « primitif », le prêtre belge, qui n’était ni licencié ni docteur en philosophie, qui avait une haute idée de son apostolat comme missionnaire pour annoncer le salut par la parole de Jésus-Christ, soutenait que l’Africain avait non seulement une âme mais aussi une pensée, une philosophie comme tout être humain, bref que l’Africain était un humain. Tout simplement. Or, si cette affirmation est une évidence pour nous, aujourd’hui, il faut reconnaître qu’elle reste contestable dans le secret de certains cœurs, aussi bien chez les Africains que chez les Occidentaux. Pour beaucoup, l’Africain est un humain différent et inférieur. Toute la « question nègre », toutes les luttes pour l’indépendance et toutes les revendications actuelles pour plus de justice et d’égalité dans le monde à l’égard de l’Africain et surtout du Noir, reviennent à une demande simple : Il s’agit de reconnaître que le Noir, l’Africain est un être humain comme tout autre.
Les multiples recherches, discours, propos tenus dans différents domaines des sciences humaines (en philosophie et en théologie, par exemple) ne sont que des variantes de la même question de l’égalité et de la justice et de la reconnaissance de l’humanité du Nègre. Or, comme je le fais remarquer, après les indépendances politiques, après les guerres mondiales, après surtout les développements technologiques de la communication, les possibilités inédites s’offrent à l’Africain pour parler, exhiber son identité de personne humaine, sa culture, ses valeurs…
La philosophie de la communication peut se décliner sous plusieurs formes, mais j’ai choisi le point de vue de la relation comme base de la philosophie africaine, parce que, dans l’histoire, la « philosophie africaine contemporaine » comme activité académique (intellectuelle) revient à un désir d’articuler autrement le rapport avec l’Occident comme autre. La philosophie de la communication se base ainsi sur la parole comme lieu de ce rapport entre soi-même et autrui. Mais il s’avère que c’est par rapport à l’Africain lui-même aussi qu’il faut affirmer cette identité. Combien de Congolais connaissent le Congo et sont convaincus de partager la même humanité, la même identité et le même amour du Congo avec ceux qui viennent d’une autre sphère linguistique ou culturelle ? Pourquoi cette recherche incessante, quasi morbide du « vrai » Congolais entre l’est et l’ouest, le nord et le sud, entre tel groupe ethnique et tel autre ? N’est-ce pas parce que nous ne nous connaissons pas ?
L.C. : Selon vous, la crise africaine comme une crise de la parole persiste. A côté de cette crise, vous épinglez le délire verbal. Le numérique est-il la solution à la résolution de ladite crise ? A quelle condition ?
J.-B. M. : La philosophie interdit de sacraliser un quelconque outil. Le numérique ne sera pas la panacée pour la crise africaine ni pour la question de l’humanité face à son destin.
La crise africaine persistera toujours parce que la parole comme attribut de l’humanité restera toujours une conquête à réussir. La crise est à comprendre comme cette relation dialectique entre le même et l’autre. La crise africaine, c’est aussi dans le fait que l’Afrique doit prendre conscience et se gérer dans cette conscience selon laquelle la dimension de la parole est la plus déterminante pour l’être humain et pour la société humaine. C’est parce que l’Afrique ne communique pas correctement sur sa réalité, ne se communique pas correctement dans son identité qu’elle peine à entrer dans une relation harmonieuse avec l’autre et surtout avec elle-même. La tendance de l’Africain à se culpabiliser ou à attribuer à l’autre, à l’étranger ses propres bonheurs ou ses malheurs traduit cette crise comme manque de capacité réelle d’assumer ce que l’on est, ce que l’on vit et ce que l’on peut vivre avec l’autre.
Cette réalité de l’émancipation ou autonomie vaut autant pour le niveau des relations internationales que pour la cohésion dans un espace territorial donné avec la multitude de ses composantes. Dans nos pays, pourquoi se réfère-t-on comme par réflexe à la tribu ? N’est-ce pas par manque de réponse à la question jamais correctement posée ni résolue de savoir comment enfin créer un pays, une communauté nationale après le fait historique assumé que c’est de l’étranger que l’on a forcé des peuples à vivre ensemble ? Et comment vivre ensemble aujourd’hui de par notre propre volonté si rien, au départ, ne nous explique pourquoi nous devons vivre ensemble dans les frontières acquises de 1a Conférence de Berlin ?
La chance que je propose est celle de la communication. Assumons la parole dans ce qu’elle implique au niveau fondamental de l’être humain. La parole est le propre de l’homme, ce qui le caractérise par rapport aux autres animaux. La parole, acquise par l’éducation, par la culture, implique à la racine une langue. Or, nous négligeons, par faiblesse ou par complexe, nos langues maternelles et nos langues nationales, sans parler de la langue officielle qui se parle de moins en moins bien chez nous. Comment nous négligeons la langue trahit le peu de soin apporté au rapport sociopolitique voire au rapport à l’environnement.
Jusqu’où nos leaders politiques, religieux ou autres s’approprient-ils les langues pour mieux communiquer avec les diverses couches de la population ? Admirons l’époque coloniale et missionnaire : les étrangers venus chez nous ont appris nos langues, les ont écrites, en ont étudié les structures, bref les ont promues. Mais je constate aujourd’hui combien, dans les provinces du Kongo-central et du Grand Bandundu, la langue kikongo (ya leta) est en train de disparaître…
Vous avez souvent entendu dire que les langues africaines sont pauvres. Du point de vue de la philosophie de la communication, je dis à qui veut m’entendre que celui qui parle ainsi accuse sa propre pauvreté à l’égard des langues africaines. C’est peut-être là la vraie crise, le vrai drame de l’Africain. La communication sauvera l’Afrique, c’est bien vrai.
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Interview réalisée par Nicaise Kibel’Bel Oka