Nicaise Kibel’Bel : » Réadapter les unités aux exigences de la guerre asymétrique, établir une collaboration de confiance avec la population pour réduire la menace des ADF/MTM «
(Attaque et incendie des islamistes contre un convoi des véhicules. Archives Les Coulisses).
Question : 6 ans des opérations Sukola I, on continue à compter les morts. Selon vous qui étudiez la question. Vous avez écrit un livre sur la guerre asymétrique. A quoi cela est dû ?
Nicaise Kibel’Bel Oka : Les opérations Sukola I ont été lancées le 16 janvier 2014 dans une logique de pourchasser l’ennemi afin qu’il retourne dans son pays d’origine, l’Ouganda. Déjà dans cette planification de la guerre, on fautait sur la vraie nature de l’ennemi.
A ce niveau, il y a deux faits à relever. D’abord, si les ADF sont des rebelles ougandais, pourquoi Kinshasa ne pouvait pas saisir Kampala et ensemble trouver une solution appropriée ? De deux, toutes choses restant égales par ailleurs, cette conception de l’ennemi montrait clairement que les FARDC ne connaissaient pas son identité, et donc ne savaient pas contre qui elles se battaient. Bref, la planification de la guerre n’obéissait pas à la réalité du terrain.
- : Pourquoi alors l’identité de l’ennemi pose toujours et encore problème six ans après ?
N.K.O.. : Pour les FARDC, l’identité de l’ennemi ne pose plus problème. Les FARDC savent, un peu tard malheureusement, contre qui elles se battent. Le problème réside au niveau de ses deux partenaires principaux, la MONUSCO et la population. Les deux ne veulent pas entendre parler du terrorisme jihadiste. Au niveau de la population, certains notables refusent catégoriquement qu’il s’agit d’un jihad armé des Tabliq. Ils se consolent en attribuant les tueries aux FARDC. Depuis 2016, les ADF portent leur vraie identité, Madina at Tawheed wal Muhahedeen (MTM). Allusion est faite au 1er de 5 piliers de l’islam « Il n’y a de Dieu qu’Allah et Muhammad est son Prophète- La illah il Allah-Mohammad rasoul Allah ». Ils combattent pour Allah, et veulent restaurer Dar-is islam (le domaine de l’islam). Désormais, ils forment avec Al-Sunnah du Mozambique (traduisez les Disciples du Prophète Muhammad) et depuis octobre 2020 la Tanzanie la Province Afrique centrale de l’État islamique, en sigle IS-CAP dont le commandement se trouve en Somalie.
- : Pouvez-vous parler en quelques mots de la vraie identité des ADF/ MTM ?
N.K.O.. : Hier des Tabliq, aujourd’hui les jihadistes MTM combattent pour l’instauration d’un État islamique caricaturé sur le Coran et les faits et gestes du Prophète respectant et appliquant la chari’a. Depuis qu’ils ont fait allégeance à l’État islamique en Irak et en Syrie Levant (ISISL), ils ont pris un nom approprié, MTM et ont multiplié des actes de barbarie. Ce nom n’est pas une simple invention mais renferme toute une symbolique et une histoire du jihad armé. Lorsqu’on visite le jihad dans la zone Égypte-Israël (Mont Sinaï), on comprend bien ce qui se passe à Beni. Dans cette zone du Mont Sinaï, on compte différents mouvements jihadistes tels que : Mujahideen al Shura, Jund al Shura (les soldats de la loi islamique), Al-Tawhid Wal Jihad (Unité et guerre sainte), Jahafil-Al-Tawhid wal-Jihad fi Filastin (les armées de Dieu unique et du jihad en Palestine). Ceux que vous appelez ADF ou rebelles ougandais se nomment Madina At Tawheed Wal Muhahedden (MTM). Basés dans le Ruwenzori, ils ont un deuxième épicentre au Mozambique dans le district de Cabo Delgado et viennent d’ouvrir un troisième en Tanzanie.
(La photo ici présente quelques leaders ADF/MTM. Crédit photo Sukola I/Gén Marcel Mbangu).
- : Que faut-il pour mettre fin à cette guerre maintenant que les FARDC connaissent la nature et l’identité de l’ennemi ?
N.K.O.. : La nature même de cette guerre est complexe. 8ème armée en Afrique, notre armée est formée sur le modèle des armées classiques et au front, elle rencontre un ennemi qui utilise la guerre asymétrique. Il faut tout revoir. Ce genre de combat n’a pas besoin de beaucoup d’effectifs mais des hommes formés pour combattre dans la jungle. Cette guerre se nourrit de la ruse. L’ennemi sait se dissimuler et se déplacer comme de serpents. De deux, dans ce genre de guerre, le renseignement constitue l’élément clé. Grâce au renseignement et à des unités de combat et d’infiltration, on peut les embusquer, repérer les couloirs qu’ils empruntent, localiser leur lieu de concentration et frapper. Vous comprenez que l’artillerie à elle seule ne peut pas terminer une guerre asymétrique. Elle sert à disperser l’ennemi. Or, l’ennemi, il faut le neutraliser pas le disperser autrement, il a le temps de se réorganiser pour revenir avec force. Et c’est ce que nous vivons malheureusement depuis le début des opérations.
Le renseignement, on ne peut l’obtenir qu’avec et auprès de la population. A ce jour, cette population est totalement manipulée et prise en otage par des forces centrifuges. L’ennemi se sert aussi des milices locales et des discours ambigus de certaines personnes. Ces personnes et l’ennemi combattent les FARDC.
Neutraliser tous les liens et les réseaux dont il se sert à l’interne comme à l’externe qui participent à la vitalité de l’ennemi. Et ce, avec le concours de la Justice militaire qui doit sévir sans complaisance toute personne qui participe de près comme de loin à la campagne de dénigrement et de démoralisation des troupes. L’avenir de la nation en dépend.
Au niveau des FARDC, une nouvelle lecture du front s’impose qui appelle à prendre en compte les exigences de la guerre asymétriques et du terrorisme. En clair, il faut former des troupes propices et adaptées au terrain, à ce genre de guerre et former des agents de renseignement capables de rechercher, collecter, exploiter et de mettre à la disposition des autorités des éléments relatifs aux enjeux.
Parce que le renseignement, c’est d’abord la capacité d’identifier les menaces, prévenir et anticiper le passage à l’acte. Il faut réajuster les unités formées par rapport à la volonté de l’ennemi. En principe, on devrait avoir les enfants du milieu dans les unités spéciales à cause de leur connaissance du terrain. Là aussi, c’est un autre problème avec l’intoxication. Les MTM sont des professionnels de la guérilla qui peuvent, même en petit nombre, déstabiliser tout un bataillon. D’ailleurs, leur force réside dans le petit nombre et dans leur mobilité à se dissimuler et à lancer des offensives contre les populations civiles.
- : Des voix s’élèvent pour exiger la relève de tous les hommes en uniforme qui ont fait plusieurs années au front. Qu’en dites-vous ?
N.K.O. : On doit procéder à la relève mais pas de n’importe quelle manière. Chez-nous, tout le monde veut s’improviser « expert » militaire. Rappelez-vous qu’il est arrivé que l’ennemi attaque une unité à peine arrivée attendant d’être déployée. On doit relever les malades, ceux qui ont atteint un âge avancé mais pas tout le monde à la fois. On a besoin des troupes qui connaissent le terrain et qui doivent encadrer celles qui viennent pour s’adapter aux conditions du front.
Relever signifie aussi recruter régulièrement et former d’autres militaires. On a un grand défi, celui des groupes armés communautaires à l’est qui participent à l’affaiblissement de l’État.
Tous ces jeunes gens qui sont dans des milices pouvaient bien renforcer l’armée. Au regard de sa superficie et des menaces récurrentes, notre pays a un déficit en effectif des militaires. Il doit le combler. Nous avons besoin d’une armée d’au moins 500 mille hommes réellement pris en charge par l’État, bien encadrés, équipés et bien entraînés pour parer aux menaces présentes et à venir, venant de toutes parts.
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Propos recueillis par Antoine Mayamba